« … le linge avec ces machines qui tournent à plus de 1600 tours -tu te rends compte, 1600 tours ?, forcément il ne sort pas pareil... tout esquinté. ». Clémence parle, elle parle...
Ivan, assis sur le siège en face, mais pas directement en face, légèrement décalé pour ses jambes, ne l'écoute plus depuis longtemps. Il essaie de se souvenir : 25, 30 ans ? De temps en temps, il acquiesce, selon une technique si au point qu'il ne s'en rend même plus compte, les lèvres pincées de se retenir ; ni l'un ni l'autre ne regardent le magnifique paysage de criques et de plages qui défile.
Clémence dit tout ce qui lui passe par la tête, et il s'en passe des choses là-haut, peut être la pensée de la machine à laver vient de là... Heureusement qu'elle est dans le sens de la marche, parce que sinon... « … je ne supporte pas d'être dans le sens inverse, ça me rend, ça me rend... » Elle le prend à témoin, comme si elle lui révélait là ce secret, et lui se demande combien de fois, combien de fois ! Des centaines des milliers ? « … malade... ». Il aurait pu finir sa phrase, s'il en avait eu le courage.
Le train s'arrête, pas Clémence, qui voit la porte de séparation du wagon se refermer toute seule, elle lui montre, il s'en fout, elle insiste alors et il se tourne pour bien montrer qu'il a vu, qu'elle arrête son cirque les autres voyageurs les observent, il y en a même un qui sourit, quand il était jeune pour bien moins que ça il avait coller des marrons...
Mais rien ne l'arrête, sauf quand c'est lui qui parle, c'est tout juste s'il ne doit pas lever la main, demander le bâton de parole : Roger, ça fait longtemps !... Il n'a pas le temps de trouver les bons mots qu'elle embraye : « … Oui, il est de quelle année déjà lui ? 33, 34 ?... »
Par réflexe venant de temps lointains, il ouvre la bouche pour répondre, et comme toujours c'est sa voix à elle qui sort : « Faut dire qu'il allait tous les jours se baigner vers les rochers, alors à son âge, peut être qu'il lui... »
Il n'entend pas la suite, il voit Roger avec son bonnet de nage, de l'eau jusqu'au torse, lui faire signe en mimant des mots qu'il comprend : « Mon garçon, je sais pas comment tu fais !... » Roger qui disparaît un moment sous l'eau, et c'est lui qui réapparaît, sans le bonnet et Clémence sur la plage dont les lèvres bougent comme s'il était à côté, alors qu'il s'éloigne inexorablement.
Clément lui tapote le genou : « Tu étais où ?... »
il veut lui répondre : « excuse-moi... »
« Bon je disais... Tu t'en souviens ?
Lui dire : excuse-moi, toutes ces années, je ne t'ai pas écoutée...
Tu t'en souviens n'est-ce pas ?...
je ne t'ai pas écoutée, je m'en veux, j'aurais dû...
N'est-ce pas ?... C'était sur une place...
j'aurais dû te dire...
Une place... non plutôt une esplanade...
te dire... ou partir...
Esplanade... un nom curieux...
mais je t'aimais tellement...
L'esplanade de... des horizons ?...
j'avais peur... illusions...
Voilà,l'esplanade des illusions ! Tu t'en souviens donc ?
Et il se voit, marchant dans son bel habit de cérémonie, s'appuyant fièrement sur la magnifique canne-épée qui lui avait offert son beau-père, et Clémence, rayonnante dans sa longue robe à volants de dentelles, le regardant lui baiser la main, muette d'admiration.